XIV
La bataille de la Saint-Laurent.
Revenons au connétable.
Le même jour, – car, ainsi que l’avait fait judicieusement observer le bâtard de Waldeck, la première heure de la journée du 10 août 1557 venait de sonner au moment où il portait son toast, – le même jour, vers sept heures du matin, les troupes du maréchal de Saint-André, venant de Ham sous la conduite du comte de Larochefoucauld, firent leur jonction avec celles du connétable.
Les deux armées, ou plutôt les deux fractions d’armée, ainsi réunies, formaient, pour nous servir des termes militaires, un effectif de neuf cents gendarmes, de mille chevau-légers et arquebusiers à cheval, de quinze compagnies françaises et de vingt-deux compagnies allemandes d’infanterie ; total : neuf à dix mille hommes*.
C’était à la tête de cette faible troupe que le connétable venait attaquer une armée que la jonction du corps anglais avait portée à près de soixante mille hommes !
Aussi, la veille, au conseil, lorsqu’il avait fait part de sa volonté de marcher avec dix mille hommes au secours d’une ville assiégée par soixante mille, le maréchal de Saint-André lui avait-il fait observer le danger d’une pareille entreprise et ce qu’il avait à craindre d’une ennemi aussi actif que le duc de Savoie pendant une retraite de six lieues à travers des plaines qui n’offraient aucun abri.
Mais, avec son aménité ordinaire, le connétable avait répondu :
– Corbieu ! monsieur, vous pouvez vous en reposer sur moi de ce qu’il convient de faire pour le bien de l’État... Il y a longtemps que j’ai appris quand et comment il faut donner ou éviter une bataille ! soyez donc tranquille sur l’événement.
Le connétable était parti pendant la nuit. Il espérait être au moulin de Gauchy à quatre heures du matin ; il n’y arriva qu’à dix, sa marche ayant été retardée par les bagages et le canon.
Au reste, le duc de Savoie était, de son côté, si mal servi de ses espions, qu’il fut surpris par l’armée française apparaissant tout à coup sur les hauteurs de Gauchy.
Le connétable eut même le temps de lui enlever deux compagnies formant six cents hommes et qui occupaient des postes avancés.
Arrivée là, l’armée française se trouvait en vue de l’armée espagnole ; mais la Somme et les marais de l’Abbiette s’étendaient entre les deux armées, qui n’avaient d’autre moyen de se joindre qu’une chaussée située au bas du camp espagnol et sur laquelle quatre hommes au plus pouvaient passer de front.
Après tout ce que nous avons déjà dit à propos du siège, deux mots suffiront pour faire connaître la position du connétable et rendre palpables les fautes qu’il commit dans cette fatale journée.
Toute l’armée espagnole, flamande et anglaise occupait la rive droite de la Somme.
Les quatorze enseignes de Julian Romeron et de Carondelet, plus les deux compagnies que commença par surprendre le connétable, occupaient seules, les quatorze enseignes, le faubourg d’Isle, et les deux compagnies, le moulin de Gauchy placés, faubourg et moulin, sur la rive gauche de la Somme.
Or, une fois arrivé au moulin de Gauchy, une fois les deux compagnies prises, il y avait une manœuvre bien simple à exécuter : c’était de bloquer dans le faubourg les quatorze enseignes des deux capitaines espagnols, de mettre six pièces en batterie en face de la chaussée, seul passage praticable pour l’armée ennemie, de faire filer tranquillement autant d’hommes qu’il était nécessaire sur Saint-Quentin, et de se retirer, la ville ravitaillée, en sacrifiant deux des six pièces de canon et une centaine d’hommes qui eussent continué de tirer sur la chaussée et qui suffisaient à garder ce passage.
Le connétable enleva les deux compagnies, bloqua les quatorze enseignes dans le faubourg d’Isle et, négligeant complètement la chaussée, il ordonna de mettre à la Somme les quatorze bateaux qu’il avait apportés avec lui, sur l’avis des assiégés qu’ils ne possédaient que trois ou quatre petites barques.
Mais alors, on s’aperçut que, au lieu d’avoir été placées à la tête de la colonne, les charrettes traînant les bateaux avaient été placées à la queue.
On perdit deux heures à les amener, une heure à les pousser jusqu’au bord de la Somme ; puis, quand les barques furent descendues, les soldats s’y jetèrent avec tant d’empressement que, se trouvant surchargées, elles s’engravèrent dans le limon de l’étang de l’Abbiette.
Pendant ce temps-là, un des archers faits prisonniers le matin au moulin de Gauchy indiquait au connétable la tente du duc de Savoie.
Le connétable dressa aussitôt une batterie ayant pour but de battre cette tente.
Au bout de dix minutes, la batterie fit feu et l’on put voir, au mouvement qui s’opérait autour de la tente, que les boulets n’avaient pas été perdus. Cependant les barques, que l’on était enfin parvenu à mettre à l’eau, commencèrent à remonter la Somme en faisant, à l’aide de matières résineuses, une grande fumée ; ce qui était le signal convenu entre le connétable et Coligny.
Au premier cri qui avait signalé l’apparition du connétable, Coligny était accouru sur la courtine de Tourival, d’où il dominait tout le pays jusqu’au moulin de Gauchy. Il vit donc de loin les barques qui s’avançaient chargées d’hommes ; il ordonna aussitôt une sortie par la poterne Sainte-Catherine, sortie destinée à soutenir le débarquement, en même temps qu’il faisait descendre et appuyer aux murailles des échelles afin de donner toute facilité aux hommes, si nombreux qu’ils fussent, d’entrer dans la ville.
Il venait de prendre ces dispositions, suivant des yeux la fumée des bateaux qui s’approchaient de plus en plus, lorsque Procope l’aborda et, invoquant le contrat passé entre l’amiral et les aventuriers, demanda congé pour le jour, l’intention des aventuriers étant de tenter une entreprise particulière.
C’était la lettre même du traité. L’amiral n’avait donc, non seulement aucune raison, mais encore aucun droit, de s’opposer à cette fantaisie. Toute licence fut donnée à Procope et à ses compagnons.
Ils suivirent, en conséquence, les hommes commandés pour la sortie, et se trouvèrent hors de la ville.
Le bâtard de Waldeck, armé de toutes pièces, et la visière de son casque baissée, était à leur tête.
Le cheval d’Yvonnet, les deux chevaux de Maldent et un quatrième cheval fourni par le bâtard de Waldeck formaient la cavalerie.
Cette cavalerie se composait d’Yvonnet, de Maldent, de Procope et de Lactance.
Pille-Trousse, Fracasso et les deux Scharfenstein formaient l’infanterie.
Cependant, pour accomplir la route, si la route était longue, Pille-Trousse et Fracasso devaient monter en croupe d’Yvonnet et de Lactance. Il n’y avait pas à s’occuper des deux Scharfenstein, qui n’étaient jamais fatigués et qui suivaient facilement le galop d’un cheval.
Le pauvre Malemort, comme on voit, manquait seul à l’expédition ; mais il ne pouvait encore se tenir ni à pied ni à cheval, et on l’avait laissé pour garder la tente.
Les aventuriers se dirigèrent donc vers le pont où les barques devaient aborder.
Bientôt, en effet, elles prirent terre ; mais la même précipitation et le même désordre qui avaient présidé à leur départ présidaient à leur arrivée : sans vouloir rien entendre des paroles ni des signes de ceux que l’amiral avait envoyés là pour surveiller le débarquement et leur indiquer le chemin à suivre sur la chaussée improvisée au milieu des marais, les soldats sautèrent à terre, commençant par s’envaser jusqu’à la ceinture ; puis, troublés de cet accident, au milieu d’un tumulte effroyable qui empêchait d’entendre aucune recommandation, ils se poussèrent les uns à droite, les autres à gauche, ceux-ci s’enfonçant dans la boue ou dans la tourbe, ceux-là s’égarant du côté du camp ennemi.
Seuls, Dandelot et quatre cents hommes à peu près suivirent la ligne tracée par les fascines et atteignirent la terre ferme.
Du haut du rempart, Coligny, désespéré, voyait diminuer et se perdre ce secours si longtemps attendu, appelant inutilement ces hommes qui se débattaient par centaines dans les fondrières où leur entêtement les avait jetés et où ils disparaissaient peu à peu sans qu’on pût leur porter secours.
Cependant, Dandelot, après avoir rallié quelques-uns de ses hommes égarés ou en péril, arriva à la poterne avec une troupe de cinq cents soldats et de quinze ou seize capitaines, – auxquels il faut joindre quelques gentilshommes venus là pour leur plaisir, comme dit Coligny.
Ces gentilshommes étaient le vicomte de Mont-Notre-Dame, le sieur de la Curée, le sieur de Matas et le sieur de Saint-Rémy ; un commissaire d’artillerie et trois canonniers les suivaient.
Après la vue de son frère, qui arrivait tout trempé des eaux de la Somme, Coligny avoue que la vue de ces trois canonniers fut celle qui lui fit le plus de plaisir, n’ayant d’autres artilleurs que des artilleurs bourgeois, lesquels étaient bien loin, sinon pour le courage, au moins pour l’expérience et la dextérité, de répondre aux besoins d’une ville assiégée, et assiégée surtout d’une si formidable façon !
Le bâtard de Waldeck attendit tranquillement avec les aventuriers que les soldats fussent débarqués, perdus ou envasés, et, alors, il prit une de leurs barques, et suivi de ses huit hommes, il descendit la rivière et alla aborder dans un petit bois d’aulnes qui s’étendait comme un rideau d’argent à l’un des bouts de l’étang de l’Abbiette.
Arrivé là, il leur distribua à chacun une écharpe espagnole et ne leur demanda rien autre chose que de se tenir cois, couverts et prêts à obéir au premier ordre.
Son plan était facile à comprendre.
Dès la veille, il avait su le projet du connétable de venir en personne et avec son armée ravitailler Saint-Quentin. Connaissant le duc de Savoie, il avait bien pensé que, à la vue de l’armée française, Emmanuel Philibert ne resterait pas derrière ses lignes mais, au contraire, qu’il sortirait et engagerait quelque bataille sur la rive gauche de la Somme. En conséquence, il était venu s’embusquer dans les marais de l’Abbiette, aux environs desquels, à son avis, la bataille devait se livrer, et avait distribué aux aventuriers des écharpes rouges et jaunes, afin que, à cette époque où les uniformes n’existaient pas encore, pris pour des coureurs espagnols, ils pussent sans inspirer de défiance à Emmanuel Philibert s’approcher de lui et l’entourer.
Une fois Emmanuel Philibert entouré, on sait ce que le bâtard de Waldeck voulait faire de lui.
Nous allons voir s’il s’était trompé dans ses prévisions.
Emmanuel Philibert venait de quitter la table lorsqu’on accourut lui annoncer la présence de l’armée française de l’autre côté de la Somme ; sa tente était placée sur une éminence, de sorte qu’il n’eut qu’à sortir et à se tourner du côté de La Fère pour voir toute l’armée française en bataille sur les hauteurs de l’Abbiette ; puis, en baissant les yeux, il vit au-dessous de lui, mais hors de portée d’arquebuse, l’embarquement de Dandelot et de ses hommes ; en même temps, un de ces sifflements auxquels les militaires ne se trompent pas se fit entendre au-dessus de sa tête, suivi de deux ou trois autres, et un boulet, en venant s’enterrer à ses pieds, le couvrit de sable et de cailloux.
Emmanuel Philibert fit un pas en avant afin de gagner un point d’où il pût suivre de l’œil tout le cours de la Somme ; mais, au moment où il marchait, pour ainsi dire, au-devant du feu, il sentit qu’une main vigoureuse le saisissait par le bras et le tirait en arrière.
C’était la main de Scianca-Ferro.
En ce moment, un boulet passait à travers la tente et la trouait de part en part.
Rester plus longtemps sur ce point, devenu visiblement la cible de l’artillerie du connétable, c’était s’exposer à une mort certaine. Emmanuel Philibert, tout en donnant l’ordre qu’on lui apportât ses armes et qu’on sellât son cheval, gagna une petite chapelle, monta sur la plate-forme du clocher et, de là, put voir que l’armée française ne s’étendait pas plus loin que Saint-Lazare et que le village n’était même gardé que par un corps peu considérable de cavalerie.
Ces observations faites, il descendit, s’arma rapidement sous le porche même de la petite chapelle, appela à lui les comtes de Horn et d’Egmont, envoya un messager au duc de Brunswick et au comte de Mansfeld pour leur ordonner de faire reconnaître les Français, et surtout de s’assurer si la chaussée de Rouvroy n’était pas menacée par quelque batterie ouverte ou masquée, leur donnant rendez-vous au quartier du feld-maréchal Binincourt.
Un quart d’heure après, il était lui-même au rendez-vous. Il avait fait la moitié du tour de la ville en passant par Florimont et le chemin appelé aujourd’hui la ruelle d’Enfer, qui allait aboutir à la ligne de circonvallation, prenant à Saint-Pierre-au-Canal et finissant au faubourg Saint-Jean.
Les coureurs du duc de Brunswick et du comte de Mansfeld étaient déjà revenus : la chaussée de Rouvroy était parfaitement libre et l’extrême pointe de l’armée française n’atteignait pas la Neuville.
Emmanuel Philibert ordonna aussitôt à deux mille hommes de monter à cheval, se mit à la tête de cette troupe de cavaliers, traversa le premier la chaussée de Rouvroy, fit passer ses deux mille cavaliers derrière lui et les rangea ensuite en bataille pour qu’ils protégeassent à leur tour le passage de l’infanterie.
Puis, au fur et à mesure que débouchaient ses troupes, il les faisait filer sur le Mesnil par Harly, les dérobant, au moyen de ce circuit, à la vue de l’armée française.
Plus de quinze mille hommes étaient déjà passés, que le connétable s’amusait encore à tirer sur la tente vide d’Emmanuel Philibert.
Tout à coup, le duc de Nevers, envoyé par le connétable avec les compagnies de gendarmes et avec les compagnies Curton et d’Aubigné pour éclairer la plaine de Neuville, découvrit, en arrivant sur une hauteur, toutes les dispositions prises par l’armée espagnole.
Une immense colonne ennemie, protégée par les deux mille chevaux du duc de Savoie, s’avançait de l’autre côté d’Harly et se développait, sombre et épaisse, derrière le Mesnil-Saint-Laurent, enfermant déjà l’armée du connétable dans un demi-cercle.
Le duc de Nevers, si faible que fût la troupe qu’il commandait, eut un instant l’idée d’envoyer dire au connétable qu’il allait se faire tuer là avec ses hommes et pour donner à l’armée française le temps de battre en retraite ; mais le connétable lui avait défendu sur sa tête d’en venir à un engagement : c’eût été désobéir à ses ordres et il savait combien le connétable était absolu en matière de discipline militaire. Il n’osa prendre sur lui la responsabilité d’un pareil acte, se replia sur un corps de cavalerie légère commandé par le prince de Condé, qui était en bataille au moulin de Gratte-Panse, sur le chemin du Mesnil, et, mettant son cheval au galop, courut en personne prévenir le connétable de ce qui arrivait.
Le connétable appela aussitôt auprès de lui M. de Saint-André, le comte de la Rochefoucauld, le duc d’Enghien et les principaux de son armée, et leur exposa que, content d’avoir introduit dans Saint-Quentin les secours que son neveu réclamait, il jugeait bon de battre en retraite le plus dignement, mais le plus promptement possible. Il invitait donc chaque chef de corps à reprendre son rang, à étayer ses hommes et à se retirer du même pas avec lui en évitant tout engagement auquel on ne serait pas forcé.
Mais le connétable, qui recommandait si bien aux autres la précaution stratégique, n’eut pas même celle d’embusquer une centaine d’arquebusiers dans chacun des moulins à vent situés à côté d’Urvilliers, d’Essigny-le-Grand et de ce qu’on appelle aujourd’hui la Manufacture, pour rompre le front de l’ennemi et l’occuper par leur feu.
Ce fut l’infanterie française qui prit la tête de la retraite ; elle s’avança d’un pas rapide, mais cependant en bon ordre, vers les bois de Jussy, qui seuls pouvaient lui offrir un couvert contre les charges de la cavalerie.
Mais il était trop tard : il y avait encore pour trois quarts d’heure de chemin, quand apparurent, à cinq cents pas de l’armée française, les escadrons et les bataillons de l’armée espagnole formant autour d’elle un vaste cercle.
On était en présence.
Le connétable fit halte, mit ses canons en batterie et attendit. La supériorité numérique de la cavalerie ennemie ne lui laissait aucun espoir d’atteindre le bois.
Alors, Emmanuel Philibert divise son armée en trois grands corps, donne au comte d’Egmont le commandement de l’aile droite, aux ducs Ernest et Éric de Brunswick celui de l’aile gauche, leur explique son plan, leur tend la main, reçoit d’eux leur parole de ne rien entreprendre sans ses ordres et prend le commandement du centre.
Entre l’armée française et l’armée espagnole, se trouvait cette masse de vivandiers, de valets sans maître, de goujats, comme on les appelait alors, toute cette misérable multitude enfin qui s’attachait comme une vermine aux armées du temps. Emmanuel Philibert fit tirer quelques volées de canon sur toute cette canaille.
L’effet fut celui qu’il en attendait : la terreur se mit parmi eux ; un millier d’hommes et de femmes vint se jeter en poussant de grands cris dans les rangs des soldats du connétable.
On essaya de les repousser, mais la terreur est parfois plus puissante que le courage.
En se dressant sur ses étriers, Emmanuel Philibert vit le désordre que cette irruption jetait dans les rangs français.
Alors, se tournant vers Scianca-Ferro :
– Que le comte d’Egmont tombe sur l’arrière-garde française avec toute sa cavalerie flamande... il est temps ! dit-il.
Scianca-Ferro partit comme l’éclair.
Puis, au duc Ernest, resté près de lui :
– Duc, dit Emmanuel, pendant que d’Egmont charge l’arrière-garde avec sa cavalerie flamande, prenez, vous et votre frère, chacun deux mille arquebusiers à cheval et attaquez la tête de la colonne... Le centre me regarde.
Le duc Ernest s’éloigna au galop.
Emmanuel Philibert suivit des yeux ses deux messagers et, voyant chacun d’eux arrivé à sa destination, voyant commencer le mouvement à la suite des ordres transmis, il tira son épée et, la levant en l’air :
– Sonnez, trompettes ! dit-il ; c’est l’heure !...
Le duc de Nevers, qui commandait l’extrême gauche de l’armée française, était chargé de soutenir l’attaque du comte d’Egmont. Pris en flanc par la cavalerie flamande au moment où il traversait la vallée de Grugies, il se retourna et fit face à l’ennemi avec ses compagnies de gendarmes ; mais deux catastrophes vinrent gêner sa défense : un flot de ces vivandiers qui avait roulé tout le long du centre de l’armée, repoussé de rang en rang, apparut au haut des collines et descendit comme une avalanche, se ruant dans les jambes des chevaux, tandis que, en même temps, une compagnie de chevau-légers anglais à la solde de la France tourna bride et alla se joindre à la cavalerie flamande, avec laquelle elle revint immédiatement charger les gendarmes du duc de Nevers, et cela d’une si furieuse façon, qu’elle poursuivit jusque dans la vallée de l’Oise un gros de notre cavalerie qui s’y était jeté.
Pendant ce temps et comme, malgré les efforts surhumains du duc de Nevers, qui fit des prodiges dans cette journée, le désordre commençait à se mettre dans l’aile gauche, les ducs Éric et Ernest de Brunswick, accomplissant l’ordre donné à l’un et transmis à l’autre, attaquaient la tête de la colonne française à sa sortie d’Essigny-le-Grand et au moment où elle apparaissait sur la chaussée de Gibercourt.
Mais cette tête de colonne, n’ayant point contre elle l’irruption des vivandiers et la trahison des chevau-légers anglais, tint ferme, continua sa marche, repoussant les charges des arquebusiers à cheval, et donna le temps au connétable et au gros de l’armée – lequel s’était allongé dans son passage à travers Essigny-le-Grand – de se remettre en bataille au milieu de cette vaste plaine qui s’étend entre Essigny-le-Grand, Montescourt-Lizeroles et Gibercourt.
Là, sentant qu’il ne pouvait aller plus loin, le connétable s’arrêta une seconde fois, comme le sanglier forcé qui se décide à tenir aux chiens, et, tout en disant ses patenôtres, il reforma son armée en carré, et replaça ses canons en batterie.
C’était la seconde halte ; on était complètement entouré : il fallait vaincre ou mourir.
Le vieux soldat ne craignait point de mourir ; il espéra donc de vaincre.
En effet, la vieille infanterie française sur laquelle avait compté le connétable se montrait digne de sa réputation, soutenant le choc de toute l’armée ennemie, tandis que, à sa seule approche, les Allemands à notre solde mettaient bas leurs piques et levaient les mains pour demander quartier.
De son côté, le duc d’Enghien, jeune et plein d’ardeur, courait au secours du duc de Nevers avec sa cavalerie légère ; il le trouva renversé pour la seconde fois de son cheval, se remettant en selle malgré un premier coup de pistolet qui lui entamait la cuisse ; – nous disons un premier coup, parce que, vers la fin de la journée, il devait en recevoir un autre.
Cependant, le connétable tenait ferme. Son infanterie, repoussant avec une incroyable intrépidité les charges de la cavalerie flamande, Emmanuel Philibert fit approcher du canon pour démolir ces remparts vivants.
Dix pièces tonnèrent à la fois et commencèrent à faire brèche dans l’armée.
Alors, le duc de Savoie se mit lui-même à la tête d’un escadron de cavalerie et chargea comme un simple capitaine.
Le choc fut profond et décisif ; le connétable, entouré de tous les côtés, se défendit avec le courage du désespoir, disant, selon son habitude, son Pater et donnant, à chaque phrase de ce Pater, un coup d’épée qui renversait un homme.
Emmanuel Philibert le vit de loin, le reconnut et piqua à lui, criant :
– Prenez-le vif ! c’est le connétable !
Il était temps : Montmorency venait de recevoir un coup de pique qui lui avait fait sous le bras gauche une blessure par laquelle s’en allaient son sang et ses forces. Le baron de Batembourg et Scianca-Ferro, qui avaient entendu le cri d’Emmanuel, se précipitèrent en avant, firent au connétable un rempart de leur corps et le tirèrent de la mêlée, lui criant de se rendre, toute résistance étant inutile.
Mais le connétable, en signe qu’il se rendait, ne voulut donner que son poignard : au duc de Savoie seul il voulait, disait-il, remettre son épée.
C’est que cette épée fleurdelisée était celle de connétable de France !
Emmanuel Philibert s’avança vivement et, se faisant reconnaître, reçut l’épée de la main même de Montmorency.
La journée était gagnée pour le duc de Savoie, mais elle n’était pas finie ; jusqu’à la nuit, on continua de se battre ; beaucoup ne voulurent pas se rendre qui se firent tuer.
De ce nombre étaient Jean de Bourbon, duc d’Enghien, – qui, après avoir eu deux chevaux tués sous lui, eut le corps traversé d’une balle en essayant de délivrer le connétable ; – François de Latour vicomte de Turenne et huit cents gentilshommes qui demeurèrent couchés sur le champ de bataille.
Les principaux prisonniers, outre le connétable, furent le duc de Montpensier, le duc de Longueville, le maréchal de Saint-André, le Rhingrave, le baron de Curton, le comte de Villiers, bâtard de Savoie, le frère du duc de Mantoue, le seigneur de Montbron, fils du connétable, le comte de la Rochefoucauld, le duc de Bouillon, le comte de la Rocheguyon, le seigneur de Lansac, le seigneur d’Estrées, le seigneur de la Roche du Maine ; enfin, les seigneurs de Chaudenier, de Poudormy, de Vassé, d’Aubigné, de Rochefort, de Brian et de la Chapelle.
Le duc de Nevers, le prince de Condé, le comte de Sancerre et le fils aîné du connétable se retirèrent à La Fère.
Le sieur de Bordillon les y rejoignit, ramenant les deux seuls pièces de canon qui échappèrent à cette grande défaite où la France, sur une armée de onze mille hommes, eut six mille tués, trois mille prisonniers, et perdit trois cents chariots de guerre, soixante drapeaux, cinquante cornettes, tous les bagages, les tentes et les vivres !
Il ne restait pas dix mille hommes pour fermer à l’armée ennemie le chemin de la capitale.
Emmanuel Philibert donna l’ordre de reprendre le chemin du camp.
La nuit était venue, et, sans doute rêvant, non point à ce qu’il avait fait, mais à ce qu’il lui restait à faire, Emmanuel Philibert, accompagné de quelques officiers seulement, suivait la chaussée qui conduit d’Essigny à Saint-Lazare, lorsque huit ou dix hommes, moitié à cheval, moitié à pied, sortirent du moulin de Gauchy et se glissèrent peu à peu au milieu des gentilshommes de son escorte.
Pendant quelque temps on continua de cheminer en silence ; mais tout à coup, au moment où l’on passait près d’un petit bois dont l’ombre projetée redoublait les ténèbres, le cheval du duc de Savoie poussa un hennissement douloureux, fit un écart et s’abattit.
Alors, on entendit un bruit pareil à celui du froissement du fer contre le fer ; puis, dans l’ombre, ce cri d’autant plus terrible qu’il était poussé à voix basse :
– Sus ! sus ! au duc Emmanuel !
Mais aussi, à peine ces mots étaient-ils prononcés, à peine avait-on pu deviner que cette chute du cheval n’était point naturelle et que son cavalier courait un danger quelconque, qu’un homme, renversant tout devant lui, frappant amis et ennemis avec sa masse d’armes, se précipita au milieu de cette sombre et presque invisible tragédie en criant :
– Tiens ferme, frère Emmanuel ! me voici !
Emmanuel n’avait pas besoin de l’encouragement de Scianca-Ferro ; il avait tenu ferme en effet, car, tout renversé qu’il était, il avait saisi un de ses agresseurs et, l’enveloppant de son bras, il l’avait couché sur lui et s’en était fait un bouclier.
De son côté, le cheval avait un des jarrets de derrière coupé ; mais, comme s’il eût senti la nécessité de défendre son maître, des trois jambes qui lui restaient il lançait de vigoureuses ruades et, d’une de ces ruades, il avait renversé un des spectres inconnus qui s’étaient tout à coup dressés autour du vainqueur de la journée.
Pendant ce temps, et frappant toujours, Scianca-Ferro criait :
– Au secours du duc, messieurs ! au secours du duc !
C’était inutile. Tous les gentilshommes de l’escorte avaient tiré l’épée et chacun s’était rué, frappant au hasard dans cette mêlée terrible où l’on n’entendait d’autre cri que celui de : « Tue ! tue ! » et dans laquelle on ne savait ni qui l’on tuait, ni qui tuait.
Enfin on entendit le galop d’une vingtaine de cavaliers et, à la réverbération de la flamme contre les arbres, on reconnut qu’ils portaient des torches.
À cette vue et à ce bruit, deux hommes à cheval se tirèrent de la mêlée et s’enfuirent à travers champs sans que l’on songeât à les poursuivre.
Deux hommes à pied se jetèrent dans les bois où ils disparurent sans que l’on cherchât à les y joindre.
Toute résistance avait cessé.
Au bout de quelques secondes, vingt torches éclairaient ce nouveau champ de bataille.
Le premier soin de Scianca-Ferro fut de s’occuper du duc.
Le duc, s’il était blessé, n’avait reçu que quelques blessures légères : l’homme qu’il avait maintenu entre ses bras l’avait protégé et avait reçu une partie des coups qu’Emmanuel eût dû recevoir.
Aussi paraissait-il complètement évanoui.
Cela tenait à ce que Scianca-Ferro, pour s’assurer de lui, lui avait asséné un coup de sa masse sur le derrière de la tête.
Quant aux trois autres hommes qui étaient étendus à terre et qui semblaient morts ou bien malades, personne ne les connaissait.
Celui que le duc avait pris à bras le corps et avait renversé sur lui portait un casque avec visière et cette visière était baissée.
On délaça les oreillettes, on enleva le casque et l’on vit apparaître le visage pâle d’un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans.
Ses cheveux roux et sa barbe rousse étaient couverts du sang qui à la fois s’échappait et de sa bouche et de son nez, ainsi que d’une contusion qu’il avait reçue au derrière de la tête.
Malgré sa pâleur, malgré le sang qui le couvrait, sans doute Emmanuel Philibert et Scianca-Ferro reconnurent tous deux en même temps le blessé, car ils échangèrent un coup d’œil.
– Ah ! ah ! murmura Scianca-Ferro, c’est donc toi, serpent !
Puis, se retournant vers le duc :
– Vois donc, Emmanuel, lui dit-il, il n’est qu’évanoui... Si je l’achevais ?
Mais Emmanuel leva la main en signe de commandement et de silence et, tirant lui-même le jeune homme évanoui des mains de Scianca-Ferro, il le traîna de l’autre côté du fossé qui bordait la route, l’adossa contre un arbre et posa son casque près de lui.
Puis, remontant à cheval :
– Messieurs, dit-il, c’est à Dieu seul de juger ce qui s’est passé entre moi et ce jeune homme et vous voyez que Dieu est pour moi !
Alors, entendant grommeler Scianca-Ferro et le voyant regarder du côté du blessé en secouant la tête :
– Frère, dit-il, je t’en prie... C’est bien assez du père !
Puis, aux autres :
– Messieurs, dit-il, je désire que la bataille que nous avons livrée aujourd’hui 10 août, et qui est si glorieuse pour les armes espagnoles et flamandes, s’appelle la bataille de la Saint-Laurent, en mémoire du jour où elle a été donnée.
Et l’on rentra au camp, discourant sur la bataille, mais sans dire un seul mot de l’échauffourée qui était venue à sa suite.